Notre-Dame : « Pourquoi pas une flèche éphémère, détruite tous les 20 ans ? »

ENTRETIEN. L’ingénieur Marc Fasiolo livre ses pistes pour reconstruire la cathédrale. Il n’écarte pas la possibilité d’utiliser « des techniques d’aujourd’hui ».

 Propos recueillis le 7 Mai 2019 par Bruno Monier-Vinard

Lien vers l’article du Point

 

Ingénieur diplômé de l’École polytechnique de Milan, de l’École centrale de Lyon et de l’Institut Palladio, Marc Fasiolo codirige avec Jérôme Mathieu la société S2T Ingénierie. On lui doit notamment la conception technique de la tour Tencent à Guangzhou (Canton), en Chine, avec les Ateliers Jean Nouvel. En France, il vient d’accompagner la réhabilitation d’un grand immeuble tertiaire à Issy-les-Moulineaux (Icade, Scau) et a construit la Maison de la Chine à la Cité internationale universitaire de Paris, avec Coldefy & Associés et l’Atelier FCJZ. Il livre au Point son regard technique et sa vision à propos de la reconstruction de Notre-Dame de Paris.

Le Point : Quelle réflexion prospective vous inspire le dramatique incendie de la cathédrale parisienne ?

Marc Fasiolo : Le 1er mai 2019, le Japon a changé d’empereur. Une façon pour le peuple japonais de repartir à zéro et de recommencer un cycle, avec de nouvelles valeurs et un nouveau calendrier. Avant 1868, le prétexte pour lancer un nouveau calendrier Gengô était une catastrophe naturelle, une épidémie, avant que l’empereur Mutsuhito ne décide que son avènement, et celui de ces successeurs, en devienne la raison symbolique. Si la philosophie orientale s’associe au cercle, celle de l’Occident s’inspire davantage de l’élévation verticale, d’une vision du progrès, de soi-même et de la société. À l’époque gothique, avec l’essor de l’Occident, une cathédrale était faite pour accueillir une population grandissante, au cœur de la cité, afin d’y célébrer des événements religieux ou publics. L’émulation entre villes crée alors la première course à la hauteur et à la lumière, celle des nefs en particulier. Celle de Notre-Dame s’élève à 35 mètres, à la cime d’un beau chêne.

Une prouesse technique pour l’époque ?

Dans le cas de l’art gothique, la technique est à la fois ce qui rend possible et ce qui reste visible. La construction est réduite à son essence structurelle la plus fine. Une cathédrale gothique est une « structure sculptée ». Pour remédier à la contrainte de poids, induite par la hauteur, il a fallu réduire, remplacer le principe de résistance par la masse, par celui de résistance par la forme. Les murs et contreforts trapus de l’art roman s’estompent au profit de piliers, de nervures et d’arcs-boutants graciles. Les efforts structurels sont dissociés. On distingue et traite séparément la charge verticale (piliers) de la poussée horizontale des voûtes et des charpentes (arcs-boutants). La cathédrale est un squelette dynamique, homogène et souple. Les lits de pierres, les faces invisibles soignées autant que les faces vues, sont liaisonnées de mortier et de fers, griffes, crampons, goujons, attaches. Les deux règles absolues de construction sont des valeurs qui permettent l’élévation : la planéité et l’aplomb.

Et la charpente ?

Sa fonction est d’enjamber les voûtes, sujet d’autant plus complexe que les croisées d’ogives gothiques sont hautes, et de protéger l’édifice des intempéries. Elle est invisible par nature. Celle de Notre-Dame avait survécu aux siècles et coûté 25 hectares de chênes anciens. En discutant avec Stéphane Pierra, notre Expert Bois chez S2T, on comprend que nos forêts ne manquent pas de ressources et que l’on pourrait techniquement très aisément reconstruire à l’identique : nous avons tous les relevés 3D, et l’art du trait de charpente n’est pas perdu. Il serait aisé d’en simplifier les assemblages pour diviser les poutres les plus longues si nous voulions épargner les chênes les plus hauts et donc les plus anciens. Seuls les outils seront nos limites. Combien de scieries sont-elles capables de travailler des bois aussi durs à présent ? L’avantage principal de la charpente historique est d’avoir reporté ses charges de façon régulière et éprouvé la structure de pierre au fil des siècles.

Quid de la rénovation à venir ?

Si nous appliquions les principes du Moyen Âge qui ont précédé la restauration controversée d’Eugène Viollet-le-Duc, nous raserions ou détruirions l’édifice pour le refaire plus en phase avec le besoin actuel, et avec des techniques d’aujourd’hui. Ayant fait des études de restauration des monuments historiques en Italie, on m’enseigna que le maître en la matière était… Viollet-le-Duc ! À qui nous devons le plus complet dictionnaire raisonné de l’architecture du Moyen Âge. Par voie de conséquence, il est à l’origine de l’histoire des styles en architecture dans l’esprit de ses contemporains. D’une certaine façon, l’incendie de sa flèche est fort en symboles. Depuis 155 ans, la statue a son effigie, celle de saint Thomas, patron des architectes, le visage en arrière, contemplait sa propre œuvre, lorsque les autres apôtres regardaient en contrebas. Sa flèche a brûlé, mais sa disparition fut soustraite au regard de son créateur, grâce aux grues qui enlevèrent la statue de cuivre quelques jours avant l’incendie du 15 avril 2019. L’architecte, l’homme, est épargné, mais l’œuvre est partie en fumée. Un bûcher de vanités ? Force est de constater qu’avec sa flèche reconstruite, et surtout par la destruction des bâtiments entourant Notre-Dame, Viollet-Le-Duc a donné à cette grande dame une certaine élégance, et de magnifiques perspectives sur son corps tout entier. Nous les aimons, les architectes.

Un concours international d’architecture est lancé. Qu’en pensez-vous ?

Rappelons-nous qu’au temps des cathédrales, les ouvriers sont œuvriers et les architectes, des maîtres d’œuvre, issus du monde civil, formés par les voyages et passés maîtres du travail de la matière, de la pierre essentiellement. Leur art est celui de manier le trait. La séparation architecte/ingénieur n’existe pas encore, pourrait-on sourire. En sculptant le sable à travers la planète, la matière originelle dont sont faites les pierres du Lutétien, je m’aperçois qu’à chaque fois les passants sont davantage captivés par le geste qui fabrique que par le résultat obtenu. Une fois la sculpture terminée, les observateurs se dispersent, et la marée finit de faire disparaître l’atelier. D’une certaine façon, à l’échelle de la cathédrale, le travail de chaque ouvrier, compagnon, ou maître, est celui d’une vie entière, qui n’attend pas de fin. « Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage. ». Le festival Burning Man pourrait résumer notre époque. À chaque épilogue, une construction, ingénieuse, belle, différente, est brûlée. Et si nous gardions cette valeur en mémoire, pour reconstruire la flèche de Notre-Dame : l’éphémère. Pourquoi pas une nouvelle flèche symbolique, érigée, puis tous les vingt ans, détruite, ou brûlée… juste pour se rappeler de ne pas laisser trop de traces de notre passage.

Ne craignez-vous pas de heurter les fidèles et, au-delà, les gardiens de notre patrimoine historique, professionnels ou amateurs ?

Je suis convaincu que l’homme fait, car il a quelque chose à dire. L’action est le sens, et le mot est l’origine. Le mot est d’ailleurs à l’origine de la création ? Parole et création. Je me rappelle cette belle conversation à l’occasion d’un voyage pour un projet en Chine avec un ami architecte des Ateliers Jean Nouvel, Alain Gvozdenovic, qui m’expliquait comment Jean Nouvel créait avec des mots et laissait à ses équipes le soin de les illustrer avec des formes. J’aime bien l’idée de Bernard Desmoulins de lancer au préalable une consultation de philosophie avant toute reconstruction de Notre-Dame. Alors, Monsieur le Président, sommes-nous devant un nouveau cycle, un nouveau calendrier ? Quels seront les mots du futur qui redonneront au coq et à Notre-Dame, au point zéro des routes de France, les nouvelles valeurs qui nous guideront ?

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